Le bénéfice du doute – 2014
Exhibition slideshow – Diaporama de l’exposition
Exhibited works – Pièces exposées:
- The Fixer, HD video, 2013
- Hitchcock presents, HD video, 2010
collectif_fact, composé d’Annelore Schneider et Claude Piguet, explore la construction de la réalité à l’ère des technologies contemporaines, de l’informatique et des images digitales. Au travers de photographies, d’installations et de films, ils décèlent les formes contrôle qui régissent notre expérience de l’espace, de l’architecture et de la ville. L’environnement qu’ils réalisent pour le Centre Culturel Suisse de Paris met en jeu Le Corbusier, le cinéma d’angoisse et la cybernétique.
Les musées, aujourd’hui, sont certainement les lieux dans lesquels s’incarnent de la manière la plus emblématique – et inquiétante – l’application secrète et coercitive des théories cybernétiques élaborées dans les années 1950 sous l’impulsion de Norbert Wiener. Cette étude des systèmes de contrôle et de communication, associant psychologie, politique ou biologie, porte de manière analogue sur les machines ou les êtres humains. Le présent dystopique du musée est en germe : des projets d’architecture utopiques basés sur les concepts de flux, de boucles et de feedbacks aux « études de publics » s’intéressant à la régulation des déplacement, à la systématisation et au contrôle de l’expérience, il n’y a qu’un pas. A l’ère de la gouvernance des comportements, dans un environnement planifié, automatisé voire scénarisé, les œuvres récentes de collectif_fact éclairent un pan de l’histoire des relations sous-terraines entre modernité et cybernétique.
Hitchcock Presents (2010) entrelace plusieurs histoires, histoires de l’espace : celle du cinéma d’angoisse, au travers de la voix d’Hitchcock parcourant les lieux de tournage de Psycho en 1960 ; elle est montée sur celle de l’architecture moderne, par le biais d’images tournées dans la Maison Blanche construite par Le Corbusier en 1912 et devenue un musée. Les espaces neutres de la première réalisation de l’architecte suisse à la Chaux-de-Fonds, se chargent d’une dimension menaçante : à leur blancheur répond la description d’une scène de crime, à leur vide l’image d’un décor abandonné, à la succession d’ambiances l’évidence d’un scénario régissant les manières d’habiter. La Maison Blanche apparaît dès lors comme l’envers de la boîte noire utilisée par Wiener pour ses tests cybernétiques : ne prêtant pas attention aux événements se déroulant à l’intérieur, le mathématicien étudiait uniquement les informations entrant et sortant du dispositifs, principe des thèses de la rétroaction. Elle est aussi le pendant lumineux de l’autre grand modèle du vingtième siècle, la salle obscure du cinéma, dont l’ombre s’est portée aujourd’hui sur la plupart des espaces d’exposition contemporains.
C’est également le modèle cinématographique et sa capacité à dramatiser notre perception de l’espace qui est à l’origine de The Fixer (2013). Selon un principe comparable, l’oeuvre applique à des images réalisées dans le Barbican Center de Londres, une voix décrivant les activités d’un script doctor. Ce dernier, au cinéma, est celui qui est appelé à réécrire les films en supprimant, notamment des personnages jugés superflus. Si les espaces de la Maison Blanche étaient présentés vides de toute présence humaine, ceux du Barbican, multiplexe culturel postmoderne associant une salle de concert, un espace d’expositions, un cinéma, des restaurants… sont eux, habités par autant de visiteurs-personnages, acteurs ou sujets d’un script invisible. Les effets du montage opèrent de manière à ce que leur comportement semble dès lors guidé par la voix-off, celui qui apparaît, au premier abord, comme le tueur à gage d’une fiction, pour se révéler progressivement être le régulateur de la fiction elle-même.
Dans l’exposition Le Bénéfice du doute, collectif_fact ajoutent un degré à la mise en abîme d’une réalité sous contrôle scénaristique, du musée comme coercition, de la réalité comme surface de projection : l’espace se fait environnement, invitant le spectateur à devenir l’observateur, en miroir, des comportements de ceux, représentés dans les images projetées, qui y jouent leur propre rôle à leur insu. Le temps de l’exposition y est régulé, au travers d’une expérience automatisée : constitué d’une succession d’états, un programme guide le visiteur d’un espace, d’une ambiance, d’une œuvre à l’autre. Déplaçant dans le lieu de présentation des éléments des lieux de tournage, faisant migrer le regard du réel (l’architecture) vers la fiction (l’exposition), puis de la fiction (le cinéma) vers le réel (la vie quotidienne), l’exposition nous plonge dans un doute certain, et bénéfique, quant à l’existence même de cette réalité.
Texte Yann Chateigné est critique, curateur et responsable du Département Arts visuels de la Haute école d’art et de design de Genève.